Diderot aurait peut-être rempli le Parc des Princes…

chaanie-sp2Vous pensez que Diderot était un vieil ennuyeux rabougri à perruque ? Qui pourrait vous en vouloir ; ne vous a t-on pas répété sans relâche au collège et au lycée que Denis Diderot était le chevalier conquérant de l’Encyclopédie, faisant ainsi germer du même coup dans votre esprit l’image d’un docte personnage, brillant, mais conséquemment enfermé dans sa bibliothèque ? Il est trop vrai que l’on oublie souvent que ces terribles figures de notre histoire littéraire -et de notre histoire tout court d’ailleurs- ont été avant tout des êtres soumis, eux-aussi, à la valse de leurs vices et de leurs vertus : en d’autres termes, qu’ils étaient vivants. Ainsi, Denis était-il un grand philosophe mais jouissait-il aussi d’une vertu rare : il avait en lui un vrai tempérament comique, apanage des hommes doués. Il avait en effet un sens inné de la formule et de la dérision, et je l’avais quelque peu oublié jusqu’à ce que je relise Le Neveu de Rameau, texte qui déjà signe la sage folie de Denis, véritable
pavé dans la mare du conformisme de son temps (même si ce texte longtemps tenu secret ne nous est parvenu que via une traduction de l’allemand par Goethe lui-même 21 ans après la mort de son auteur). Le plaisir procuré par cette relecture, m’a donné l’envie d’aller faire un petit tour du côté d’un texte méconnu intitulé Satyre première, qui devait donc logiquement venir avant Le Neveu de Rameau dont le surtitre tout aussi méconnu était Satyre Seconde (l’orthographe du mot indiquant que l’auteur traduit directement le latin satura, dont le sens est « oeuvre mêlée, pot-pourri, généralement comique ou « satirique » dans l’acception moderne de l’adjectif de citations, bons mots, anecdotes et aphorismes divers).
Ce texte court qui se présente comme une lettre à Jacques-André Naigeon, grand ami de Diderot, développe le thème de la ménagerie humaine -que l’on trouve déjà de façon discrète d’un bout à l’autre du Neveu- et s’y déploie en une série de sketches caricaturaux dont, écrit à juste titre Maurice Mourier, « La gaieté mordante fait un peu revivre à nos yeux l’auteur, dont tous ses amis on vanté la verve de mime et de goût pour l’imitation que ce causeur infatigable savait déployer dans l’intimité pour leur (et son propre) plaisir »

La lecture en est longue ? la mise en place l’est un peu aussi ? Qu’importe ! Consolez-vous en sachant qu’il fut bien plus long à taper sur mon clavier et appréciez toute la finesse et la drôlerie de notre ami Denis… :

Début de Satyre Première de Denis Diderot :

« N’avez-vous pas remarqué, mon ami, que telle est la variété de cette prérogative qui nous est propre, et qu’on appelle raison, qu’elle correspond seule à toute la diversité de l’instinct des animaux ? De là, vient que sous la forme bipède de l’homme, il n’y a aucune bête innocente ou malfaisante dans l’air, au fond des forêts, dans les eaux, que vous ne puissiez reconnaître. Il y a l’homme loup, l’homme tigre, l’homme renard, l’homme pourceau, l’homme mouton, et celui-ci est le plus commun. Il y a l’homme anguille ; serrez-le tant qu’il vous plaira, il vous échappera ; l’homme brochet, qui dévore tout ; l’homme serpent, qui se replie en cent façons diverses ; l’homme ours, qui ne me déplaît pas ; l’homme aigle, qui plane au haut des cieux ; l’homme corbeau ; l’homme épervier ; l’homme et l’oiseau de proie. Rien de plus rare qu’un homme qui soit homme de toute pièce ; aucun de nous qui ne tienne un peu de son analogue animal. Aussi, autant d’hommes, autant de cris divers.
Il y a le cri de la nature, et je l’entends lorsque Sara dit du sacrifice de son fils : « Dieu ne l’eût jamais demandé à sa mère. » Lorsque Fontenelle témoin des progrès de del’incrédulité, dit :  » Je voudrais bien y être dans soixante ans, pour savoir ce que cela deviendra », il ne voulait pas qu’y être. On ne veut pas mourir, et l’on finit toujours un jour trop tôt. Un jour de plus et l’on eût découvert la quadrature du cercle.
Comment se fait-il que dans les arts d’imitation, ce cri de nature qui nous est propre soit si difficile à trouver ? Comment se fait-il que le poète qui l’a saisi, nous étonne et nous transporte ? Serait-ce qu’alors il nous révèle le secret de notre coeur ?

Il y a le cri de la passion, et je l’entends encore dans le poète lorsqu’Hermione dit à Oreste : « Qui te l’a dit ? », lorsque à « il ne se verront plus », Phèdre répond : « Ils s’aimeront toujours » ; à côté de moi, lorsque au sortir d’un sermon éloquent sur l’aumône, l’avare dit : « Cela donnerait envie de demander » ; lorsqu’une maîtresse surprise en flagrant délit, dit à son amant : « Ah ! vous ne m’aimez donc plus, puisque vous en croyez plutôt ce que vous avez vu que ce que je vous dis » ; lorsque l’usurier agonisant dit au prêtre qui l’exhorte : « ce crucifix, en conscience, je ne saurais prêter là-dessus plus de cent écus, encore faut-il m’en passer un billet de vente. »

Il y eut un temps où j’aimais le spectacle et surtout l’opéra. J’étais un jour à l’Opéra, entre l’abbé de Canaye que vous connaissez, et une certain Monbron, auteur de quelques brochures où l’on trouve beaucoup de fiel et peu, très peu, de talent. Je venais d’entendre un morceau pathétique dont les paroles et la musique m’avaient transporté. Alors nous ne connaissions pas Pergolèse, et Lulli était un homme sublime pour nous. Dans le transport de mon ivresse je saisis mon voisin Monbron par le bras et lui dis : « Convenez, monsieur, que cela est beau. » L’homme au teint jaune, aux sourcils noirs et touffus, à l’œil féroce et couvert, me répond :  » Je ne sens pas cela. – Vous ne sentez pas cela ? – Non ; j’ai le  »coeur velu. » Je frissonne, je m’éloigne du tigre à deux pieds ; je m’approche de l’abbé de Canaye, et lui adressant la parole : « Monsieur l’abbé, ce morceau qu’on vient de chanter, comment vous a-t-il paru ?  » L’abbé me répond froidement et avec dédain :  » Mais assez bien, pas mal. -Et vous connaissez quelque chose de mieux ?- D’infiniment mieux. -Qu’est-ce donc ?- Certains vers qu’on a faits sur ce pauvre abbé Pellegrin :

« Sa culotte attachée avec une ficelle
Laissait voir par cent trous un cul plus noir qu’icelle »

C’est là ce qui est beau ! Combien de ramages divers, combien de cris discordants dans la seule forêt qu’on appelle société !
(…)

Le cri de l’homme prend encore une infinité de formes diverses de la profession qu’il exerce ; souvent elles déguisent l’accent du caractère. Lorsque Ferrein dit :  » Mon ami tomba malade, je le traitai, il mourut, je le disséquai « , Ferrein fut-il un homme dur ? Je l’ignore. (…) « Tirez, tirez, il n’est pas ensemble. » Celui qui tient ce propos d’un mauvais christ qu’on approche de sa bouche, n’est point un impie ; son mot est de son métier, c’est celui d’un sculpteur agonisant. (…) C’est le pendant du géomètre qui, fatigué des éloges dont la capitale retentissait lorsque Racine donna son Iphigénie, voulut lire cette Iphignénie si vantée. Il prend la pièce, il se retire dans un coin ; il lit une scène, deux scènes, à la troisième il jette le livre en disant :  » Qu’est-ce que cela prouve ?  » C’est le jugement et le mot d’un homme accoutumé dès ses plus jeunes ans à écrire à chaque bout de page : « Ce qu’il fallait démontrer. « 

On se rend ridicule, mais on n’est ni ignorant ni sot, moins encore méchant, pour ne voir jamais que la pointe de son clocher. (…) Il y a tant et tant de mots de métier, que je fatiguerais à périr un homme plus patient que vous, si je voulais vous raconter ceux qui se présentent à ma mémoire en vous écrivant. Lorsqu’un monarque qui commande lui-même ses armées, dit à des officiers qui avaient abandonné une attaque où ils auraient tous perdu la vie sans aucun avantage :  » Est-ce que vous êtes faits pour autre chose que pour mourir ?  » , il dit un mot de métier.

Lorsque les grenadiers sollicitent auprès de leur général la grâce d’un de leurs braves camarades surpris en maraude et lui disent :  » Notre général, remettez-le entre nos mains. Vous voulez le faire mourir ; nous savons punir plus sévèrement un grenadier : il n’assistera point à la première bataille que vous gagnerez « , ils ont l’éloquence de leur métier, éloquence sublime ! Malheur à l’homme de bronze qu’elle ne fléchit pas ! Dites-moi, mon ami, eussiez-vous fait pendre ce soldat si bien défendu par ses camarades ? Non. Ni moi non plus.
(…)

Y étiez-vous lorsque le castrat Caffarelli nous jetait dans un ravissement que ni ta véhémence, Démostène ! ni ton harmonie, Cicéron ! ni l’élévation de ton génie, ô Corneille ! Ni ta douceur, Racine ! ne nous firent jamais éprouver ? Non, mon ami, vous n’y étiez pas. Combien de temps et de plaisir nous avons perdu sans nous connaître !… Caffarelli a chanté ; nous restons stupéfaits d’admiration. Je m’adresse au célèbre naturaliste Daubenton, avec lequel je partageais un sofa :  » Eh bien, docteur, qu’en dites-vous ? -Il a les jambes grêles, les genoux ronds, les cuisses grosses, les hanches larges ; c’est qu’un être privé des organes qui caractérisent son sexe affecte la conformation du sexe opposé. -Mais cette musique angélique !-Pas un poil de barbe au menton. -Ce goût exquis, ce sublime pathétique, cette voix ! -C’est une voix de femme… -La voix la plus belle, la plus égale, la plus flexible, la plus juste, la plus touchante !  » Tandis que le virtuose nous faisait fondre en larmes, Daubenton l’examinait en naturaliste.(…)

Diderot aurait peut-être rempli le Parc des Princes… – Blogo ergo sum (cliquez)

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